Le négationnisme turc

LE GENOCIDE EXISTE;

Le négationnisme turc constitue une forme de refus de vouloir réparer la situation illégale créée par le prédécesseur de l’État turc actuel qu’est l’Empire ottoman et une condition nécessaire pour la reconnaissance de la responsabilité de la Turquie pour le crime de 1915.

Les autorités officielles turques actuellement entreprennent une politique systématique et ordonnée de négation du génocide de 1915. D’un point de vue moral, la négation du génocide, tout en étant sa suite logique, est plus grave encore que l’absence de reconnaissance. La négation inscrit le génocide dans la continuité et empêche toute rupture par rapport aux événements passés. C’est clairement la continuation du génocide par le moyen des mots et de la rhétorique. Comme le dit un auteur, « La négation du génocide est le stade final du génocide : elle tue la dignité des survivants et détruit la mémoire du crime ». Tout est fait en Turquie pour tenter de prouver que le génocide des Arméniens n’existe pas, qu’il s’agit d’un « prétendu » génocide et d’une « version arménienne » de l’histoire. Ces thèses sont développées dans les discours officiels des hommes politiques Turcs, relayées et étayées par la Société d’histoire turque, par des universitaires Turcs et étrangers, amplifiées par l’usage d’Internet… L’originalité profonde de ce négationnisme est d’émaner de l’État turc lui-même. Ce ne sont donc pas seulement des historiens isolés qui pratiquent le négationnisme mais bien un État, membre de la « Communauté internationale », par le biais de ses plus hautes autorités.

Les arguments négationnistes sont multiples. L’existence même du génocide est niée, relativisée ou bien encore justifiée. Les thèses officielles turques avancent ainsi que les Arméniens étaient des révolutionnaires agissant en vue de la constitution d’un État national arménien, qu’ils avaient entrepris des actions de provocation et s’étaient rangés aux côtés des Alliés, au premier chef la Russie, en trahissant l’Empire ottoman. Il est prétendu également que la déportation des Arméniens avait été imposée par les contraintes de la guerre et qu’elle s’était effectuée dans le respect et la protection des personnes convoyées. S’il y eut des morts, c’était en raison d’exactions de troupes d’incontrôlables ou bien par l’effet des maladies. Les chiffres des victimes sont minimisés. Aux quelques 1 300 000 victimes, sont opposés les chiffres de 100 000 ou 300 000 victimes. L’intention génocidaire est niée : il n’y aurait aucune preuve d’une telle intention, les documents Andonian étant par ailleurs faux.

Au contraire, ce sont les Turcs qui auraient été victimes d’un génocide de la part des Arméniens, le chiffre des victimes turques étant prétendument supérieur à celui des victimes arméniennes. D’autres arguments sont encore avancés qui ont tous pour objectif d’entreprendre la négation en bloc de l’existence même d’un génocide commis à l’encontre de la population arménienne. L’un des moyens utilisés est d’instiller le doute sur la vérité historique. La question de la réalité ou non du génocide des Arméniens ne serait pas vraiment tranchée. Deux thèses s’affronteraient sans qu’une vérité indéniable et incontestable ressorte des faits historiques. L’existence du génocide serait avant tout une affaire d’historiens qui débattraient de faits non établis. La question serait donc « en débat » mais non résolue…

Notre propos n’est pas de contrer les arguments négationnistes : ils sont faux. La démonstration de l’inanité des thèses défendues a été suffisamment menée dans de brillants travaux d’histoire pour qu’il suffise d’y renvoyer. En substance, la thèse négationniste déforme la réalité, repose sur des interprétations tendancieuses, est contradictoire et incohérente. En la résumant, P. Vidal-Naquet a pu dire que selon les thèses turques : « Il n’y a pas eu de génocide des Arméniens ; ce génocide était entièrement justifié ; les Arméniens se sont massacrés eux-mêmes ; ce sont eux qui ont massacré les Turcs ». Plutôt que de réfuter les propos négationnistes (d’une certaine manière un génocide se reconnaît au fait qu’il est nié, de sorte que sa négation renforce paradoxalement son existence), interrogeons nous sur l’apport du droit à la lutte contre le négationnisme. Il est vrai que l’absence de sanction des auteurs du génocide dans les années 1918-1920 favorise aujourd’hui les thèses négationnistes : s’il n’y a pas eu de sanction, ce serait parce qu’il n’y aurait pas eu de crime. La carence du droit au sortir de la Première Guerre mondiale et la situation d’impunité dans laquelle ont été placés les principaux auteurs du génocide ont créé un terreau favorable pour le négationnisme actuel. Néanmoins, le droit, jadis impuissant, a maintenant l’occasion de faire son œuvre de justice en luttant contre cet avatar du génocide qu’est le négationnisme. C’est sur ce terrain que la matière juridique a été la plus sollicitée récemment. Des tribunaux ont été saisis pour faire sanctionner certains auteurs de thèses négationnistes. Schématiquement, ils ont prononcé des condamnations civiles mais point de condamnations pénales en raison du silence de la loi.

La jurisprudence française nous offre trois affaires dans lesquelles la sanction de la négation du génocide des Arméniens était en jeu : l’affaire « Lewis », l’affaire « Consul de Turquie-Wanadoo » et enfin l’affaire « Quid ».

Dernièrement, et malgré les menaces et l’indignation de la Turquie, les députés français ont approuvé le 22 décembre 2011 la proposition de loi prévoyant un an d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende pour toute négation publique d’un génocide reconnu par la loi. La France en reconnait deux, celui des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et celui des Arméniens, mais ne punit jusqu’à présent que la négation du premier sur la négation des génocides, dont celui des Arméniens en 1915. Le texte a été voté à main levée par une très large majorité de la cinquantaine de députés présents et ratifié ensuite par le Sénat le 23 janvier 2012, malgré qu’il a été censuré par le Conseil Constitutionnel le 28 février 2012, comme il a déjà été mentionné précédemment.

Cela a vraiment constitué une grande évolution en ce qui concerne le sujet du négationnisme du génocide arménien. Et cette initiative peut former une précédente pour les autres États à suivre.

Rodney Dakessian

Beyrouth le 20-Octobre-2013

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