L'existence de l'élément matériel du crime de génocide arménien

Nombreux sont les sources et les preuves qui démontrent l’existence de l’élément matériel du crime de génocide dans les actes commis envers les Arméniens ottomans entre l’année 1915 et 1916. On mentionne surtout :

  • La liste des crimes de guerre prévue dans l'annexe 1 du rapport du comité des 15 à la Conférence de la Paix à Paris en 1919, qui cite les massacres et les opérations de déportations contre les Arméniens ottomans.
  • Les archives allemandes à Wilhelmstrasse, les rapports des membres des comités diplomatiques et consulaires allemands, les missionnaires allemands comme Johannes Lepsius, les organisations non-gouvernementales allemandes à l'époque du crime, les mémoires du Général Liman Von Sanders.
  • Les archives américaines et les mémoires d'Henri Morgenthau, ambassadeur américain à Constantinople de 1913 à 1916.
  • Rapport du Comité Américain de New-York sur les atrocités commises en Arménie, octobre 1915.
  • Le livre bleu publié par le ministère des affaires étrangères britanniques en 1916, consacré à ces massacres.
  • Le "Procès des Unionistes" du 27 avril à 5 juillet 1919 devant la cour martiale extraordinaire d'Istanbul.

I.                  

La Conférence de la Paix de 1919


La défaite militaire de l’Empire ottoman se solda par un traité d’armistice conclu le 30 octobre 1918 à Moudros qui mettait fin à la guerre avec l’Empire. Il fut cependant prévu de ménager la souveraineté de l’État ottoman. Même si l’armée ottomane fut dans l’ensemble démobilisée et une partie de l’Empire occupée militairement par les Alliés, l’État ottoman, gouverné à partir de ce moment par Izzet Pacha, opposant au régime antérieur, conserva sa souveraineté.

La Conférence de la Paix, qui se tint à Paris durant l’année 1919, réunissait principalement les puissances victorieuses de la guerre, à savoir les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon. L’objectif de cette conférence était de déterminer le sort des pays vaincus et d’envisager la sanction des crimes de guerre. Dans l’édification de la notion de crime contre l’humanité, la conférence de la paix est une étape fondamentale car c’est la première fois que l’on envisagea la responsabilité, au regard du droit international, de dirigeants ayant commis des crimes dans l’exercice de leurs fonctions publiques.

Cette conférence donna lieu à des discussions de la part du « Conseil des quatre » regroupant le président des États-Unis (Wilson), le premier ministre anglais (Lloyd George), le président du conseil français (Clemenceau) et le président du conseil italien (Orlando). Dans leurs discussions, les membres du Conseil furent principalement préoccupés par la responsabilité du Kaiser Guillaume II en envisageant déjà l’idée d’une justice internationale appliquant des principes communs. Ils évoquèrent très peu le cas des massacres Arméniens. C’est l’éventualité d’un mandat américain sur l’Arménie qui fut surtout discutée (mandat qui fut plus tard refusé par le Sénat américain).

Le cas du génocide arménien fut spécifiquement envisagé dans le cadre des Commissions créées par la Conférence de la paix. Il en alla ainsi de la « Commission des responsabilités des auteurs de la guerre et sanctions » et de la « Commission des réparations et dommages de guerre ». Soulignons avec un vif intérêt que la troisième sous-commission de la Commission des responsabilités des auteurs de la guerre et sanctions, présidée par le secrétaire d’État américain Lansing et dite « Commission des quinze », visait à étudier les « violations des lois et coutumes de la guerre et des lois de l’humanité ».

A l’initiative de Politis, ministre grec des Affaires étrangères invoquant les « graves offenses contre les droits de l’humanité », la « Commission des quinze » adopta un premier rapport le 5 mars 1919 concluant, à propos des massacres perpétrés par les autorités ottomanes, à l’existence de « crimes commis contre les lois de l’humanité ». La référence textuelle d’une telle qualification résidait dans la fameuse clause de Martens contenue dans les conventions de La Haye de 1899 et de 1907. On voit ainsi le passage, pour ne pas dire le glissement, des lois de l’humanité (clause de Martens) vers le crime contre les lois de l’humanité. Le rapport de la Commission considérait donc que la transgression des lois de l’humanité était un crime.

Quelles étaient, dans le cas arménien, les manifestations de ce crime ? Le rapport en donnait une liste : terrorisme systématique, meurtres et massacres, abus contre l’honneur des femmes, confiscation de la propriété privée, pillages, saisie des biens appartenant aux communes et aux établissements d’instruction ou de charité, destruction arbitraire de biens publics ou privés, déportation et travail forcé, exécutions de civils sur fausses allégations de crimes de guerre, violations contre le personnel civil et militaire. Ces différents faits étaient en réalité couverts par des dispositions prévues à la Convention de La Haye de 1907 dont il est fait référence dans le rapport. Ce sont les violations des lois et coutumes de la guerre qui justifiaient, dans ce document, la responsabilité pénale. La notion de crime contre l’humanité était donc encore inscrite dans le giron des crimes de guerre, ce qui est tout à fait compréhensible à cette époque de l’histoire. Ce n’est que plus tard qu’elle a acquis son autonomie.

Quelle fut l’attitude de la délégation turque ? Elle déposa un premier mémoire qui reconnaissait l’existence de crimes commis à l’encontre des « conationaux chrétiens ». Le représentant turc Damad Ferid Pacha (le grand vizir) déclarait alors qu’il s’était produit durant le conflit mondial sur le territoire ottoman « des méfaits qui feront trembler pour toujours la conscience de l’humanité ». Il y avait dans cette déclaration un aveu implicite de crimes commis d’une telle importance qu’ils concernaient l’humanité toute entière. Toutefois, la délégation turque considérait que de tels crimes relevaient de la seule responsabilité du parti Ittihad. En reconnaissant la responsabilité de ce parti dans la commission des massacres, la volonté de la délégation était de disculper la nation ottomane et le peuple turc, dissociés en cela du gouvernement Jeunes Turcs. L’aveu n’était fait que pour obtenir une absolution des crimes commis. Par la suite, la délégation turque déposa un second mémoire qui, par ses prétentions exagérées – portant sur le maintien de l’unité de l’Empire ottoman –, fut intégralement rejeté par les membres du Conseil des quatre. Immédiatement après, la délégation turque fut invitée à regagner Constantinople.

Devant la Commission des responsabilités des auteurs de la guerre et sanctions, la délégation arménienne déposa, par l’intermédiaire de la délégation grecque, le 14 mars 1919, un mémoire demandant aux Gouvernements alliés de juger les responsables des massacres commis à l’encontre de la population arménienne. Ce mémoire était argumenté. Il faisait d’abord référence à la déclaration commune du 24 mai 1915. Il distinguait ensuite quatre catégories de coupables : ceux qui avaient conçu le projet, ceux qui avaient donné les ordres ou organisé les tueries, ceux qui avaient dirigé les massacres et ceux qui les avaient exécutés. Il désignait enfin, par leur nom, les principaux responsables des massacres commis : Talaat, Enver, Djemal – les trois principaux –, ainsi que Nazim et Chakir (dirigeants de l’Organisation spéciale). La délégation arménienne émettait le vœu qu’un procès fut intenté aux principaux dirigeants Turcs ayant organisé les massacres. Selon cette délégation, il fallait un procès devant une juridiction internationale mise en place par les gouvernements alliés, ce qui excluait l’hypothèse de procès tenus devant les juridictions turques.

Ce sont les massacres des Arméniens qui, en tant que fait, ont contribué à donner naissance au concept de crime contre l’humanité, concept nouveau en droit international. Ajoutons que la plupart des faits commis étaient aussi sanctionnables en vertu de la violation des lois de la guerre telles qu’elles avaient été transcrites dans les Conventions de La Haye de 1899 et 1907. La constitution d’une cour de justice internationale était juridiquement acceptable.

C’est dans cet esprit que la Commission, dans un rapport final du 29 mars 1919 rédigé sous la présidence du juriste belge Rolin-Jacquemyns, retenait l’existence, à l’égard de la Turquie, de « violations des lois de l’humanité ». Le rapport déclarait ainsi que « toute personne citoyenne des pays ennemis… s’étant rendue coupable d’offenses graves contre les lois et coutumes de la guerre ou contre les lois de l’humanité est passible de poursuites criminelles ». Ce rapport, intéressant dans la mesure où il s’agissait d’une nouvelle mention, dans un document officiel, de la notion de crime contre les lois de l’humanité, concluait à la nécessité de traduire en justice les responsables Turcs de l’extermination des Arméniens. Était ainsi prévue la création d’un Haut-Tribunal international devant statuer, suivant la clause de Martens, « d’après les principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre les nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique ».

 

II.               

Les documents allemands

 

La presse allemande s’était d’abord contentée de reproduire sans commentaire la presse turque. Les ambassades à Genève et à Washington avaient opposé le démenti le plus formel aux nouvelles de persécution contre les Arméniens ottomans. Puis l’ambassadeur allemand à Washington, le comte Bernstoff, revient sur sa déclaration et présente au secrétaire d’État Bryan un rapport du consul allemand à Trébizonde justifiant les massacres par la trahison des Arméniens. À Constantinople, la plupart des journalistes allemands, surtout celui du Berliner Tageblatt, soutiennent sans réserve la politique de l’Ittihad, mais Paul Weitz, correspondant du Frankfurter Zeitung et conseiller de Wangenheim reconnaît que l’Allemagne commet une erreur en n’intervenant pas dans la question arménienne.

En Allemagne, les informations convergent vers le pasteur Johannes Lepsius, président de la Deutsche Orientalische Mission et de la Deutsche Armenische Gesellschaft. Il a accès aux documents de la Wilhelmstrasse et prend connaissance des dépêches des consuls et de la correspondance de Wangenheim. Il décide de se rendre à Constantinople. Berlin accepte mais Wangenheim s’y oppose. Soutenu par les membres de la mission orientale, en particulier par le pangermaniste Paul Rohrbach, il parvient à faire céder Wangenheim. Ce dernier commence d’ailleurs à s’inquiéter : « les déportations massives et brutales dans les provinces orientales, écrit-il, ne sont pas basées sur des considérations seulement militaires » et la Porte a bien l’intention « d’exterminer la race arménienne dans l’empire turc ». Le gouvernement allemand fait volte-face. Il ordonne à son ambassadeur d’intervenir auprès du gouvernement turc afin qu’il mette un terme à ses exactions. L’ambassadeur d’Autriche-Hongrie, Pallavicini, à la demande de Vienne, présente une requête similaire. La Porte ignore leurs interventions.

À la fin de juillet 1915, le pasteur Lepsius arrive à Constantinople au terme d’un voyage en Suisse, à Bucarest et à Sofia, qui lui a permis de recueillir des informations complémentaires auprès des milieux Arméniens. Après de longues démarches, il obtient une entrevue avec Enver qui refuse toute aide aux déportés et affirme sa volonté de poursuivre les déportations. Lepsius n’a plus qu’à repartir pour l’Allemagne pour alerter l’opinion publique. Tandis que la diplomatie allemande maintient une politique de « diplomatie contrôlée » à l’égard du problème arménien, le gouvernement allemand laisse le pasteur Lepsius mener une campagne active auprès des milieux cléricaux et journalistiques. Il tient en octobre un meeting à Berlin où il stigmatise la timidité de la réaction allemande devant les massacres. Une partie de la presse réagit favorablement à son intervention. Les milieux protestants soutiennent l’action de Lepsius et adressent une pétition au premier ministre Bethmann-Hollweg. Quinze jours plus tard, ce sont les catholiques allemands qui interpellent le gouvernement. Le chancelier Bethmann-Hollweg répond par une dérobade : il fera tout ce qui sera en son pouvoir pour résoudre le problème. En Allemagne, comme en Autriche-Hongrie, les plaidoyers se multiplient en faveur des Arméniens : interpellation de Liebknecht en février 1916 ; mémorandum d’Erzberger qui revient de Constantinople, en mars ; organisation par les missions allemandes d’une aide aux déportés. Mais le gouvernement impérial allemand, soucieux de préserver ses intérêts militaires, cède devant la détermination ottomane et la déportation s’achève en 1916 sans qu’il ait exercé une pression réelle pour l’interrompre.

C’est dans cette atmosphère troublée que Lepsius fait paraître au cours de l’été 1916 son Rapport secret sur les massacres d’Arménie.

Dans ce rapport, Lepsius précise que le but de l’Empire ottoman, était en premier lieu, de se débarrasser des mâles de la nation arménienne. Tous les chefs politiques et intellectuels du peuple arménien furent internés, déportés vers l’intérieur ou tués. Ceux qui étaient aptes au service militaire avaient été levés et incorporés : ceux qui restaient et étaient capables de travailler, furent éloignés de leur pays natal pour réparer les routes ou servir de portefaix, et envoyés ensuite sur les routes dans les montagnes ou les déserts rocheux. En vertu de l’ordre de déportation, les autres hommes, restant dans les villes et les villages, furent, en règle générale, séparés des femmes et tués, soit immédiatement en dehors de la ville, soit durant le transport. Le résultat de ces mesures préliminaires fut de désarmer le peuple arménien de façon qu’il ne restât aucun danger pour la mise à exécution de la déportation et qu’elle n’exigeât que des frais modiques en escorte armée.

Lepsius ajoute, que lorsque les habitants des villages de Cilicie se mirent en route, beaucoup d’entre eux avaient encore des ânes, pour les porter, eux et leurs bagages. Mais les soldats qui accompagnaient les transports firent monter sur les ânes car il y avait ordre qu’aucun déporté, ni homme ni femme, ne put aller à cheval. Au début, les déportes reçurent du gouvernement un kilo de pain par tête et par mois. Ils vivaient de ce qu’ils avaient pu prendre avec eux. On leur donna ensuite de petites sommes d’argent. Pendant le transport, on volait d’abord aux déportés leur argent comptant, puis tous leurs biens. Les 4/5 des déportés étaient des femmes et des enfants. Les 3/5 d’entre eux vont nu-pieds. Les déportés étaient particulièrement affligés de n’avoir pu ensevelir leurs morts. Le sort le plus dur, c’est celui des femmes qui accouchent en chemin. On leur laisse à peine le temps de mettre au monde leur enfant. Il ne reste pas en vie la moitié des déportés.

Le correspondant allemand de la Kölner Gazette, Harry Stuermer, est révolté par le spectacle des déportations. Comme son journal refuse d’imprimer ses articles, il se retire à Genève et témoigne en 1917 sur ses Deux ans de guerre à Constantinople.

Il décrit la situation par des persécutions qui visaient aussi les femmes et les enfants et s’appliquaient sans aucune distinction à toute la population de plusieurs centaines de mille âmes des six vilayets orientaux. L’Arménie, comprenant six grandes provinces, a été vidée de sa population presque complètement.

Des mères désespérées ont vendu leurs propres enfants, parce qu’on leur avait volé la dernière piastre et qu’elles ne voulaient pas laisser leurs petits mourir pendant la longue marche à l’intérieur lointain. En général, les déportés étaient transportés par de longues étapes à pied, souvent attaqués et violés en route, jusqu'à la frontière des territoires de population arabe ; et là-bas, dans la montagne, sans ressources et sans abris autres que de petites tentes froides et sales, et entourés d’une population de race étrangère, leur destin était souvent la mort. Mais toujours, sans exception, les hommes furent séparés des femmes et enfants et transportés dans une autre contrée ; ce fut la caractéristique de ce système des déportations qui brisait tous les liens de famille.

Les archives de la Wilhelmstrasse, montre la vague de protestation suscitée en Allemagne et en Autriche-Hongrie par les crimes de l’Empire ottoman. Aux détours de la guerre, le pasteur Lepsius peut enfin publier les archives de la Wilhelmstrasse qu’il a dépouillées. Il les regroupe dans le volume Deutschland und Armenien 1914-1918, qui paraît en 1919. De cet ouvrage essentiel, indispensable à la perception des réactions allemandes aux massacres des Arméniens, nous ne présentons que de très brefs extraits :

 

a)     

Correspondance de Wangenheim avec le chancelier Bethmann-Hollweg :

 

  • Lettre du 17 juin 1915 (no 81 du recueil) :

« Il est évident que la déportation des Arméniens n’est pas motivée par les seules considérations militaires. Le ministre de l’intérieur Talaat Bey a dernièrement, dans une conversation avec le Dr Mordtmann actuellement en service à l’ambassade impériale, déclaré ouvertement que la Porte voulait profiter de la guerre mondiale pour en finir radicalement (gründlich aufzuraümen) avec leurs ennemis intérieurs (les Chrétiens autochtones) sans être gênée par l’intervention diplomatique de l’étranger ».

 

  • Lettre du 7 juillet concernant l’extension de la mesure de déportation aux provinces qui ne sont pas menacées par une invasion ennemie (no 106 du recueil) :

« Cette circonstance et la manière selon laquelle s’effectue la déportation (Umsiedlung) démontrent que le gouvernement poursuit réellement le but d’exterminer la race arménienne dans l’Empire ottoman ».


b)     

Rapports des consuls :

 

  •  Rapport du consul Rössler, d’Alep, du 27 juillet 1915 (no 120 du recueil) :

« Je suppose que mes rapports précédents ont démontré que le gouvernement turc a de beaucoup dépassé les limites des mesures justifiées de protection contre des intrigues (Umtriebe) arméniennes, réelles ou présumées, et que par l’extension aux femmes et aux enfants des ordres dont il a imposé l’exécution aux autorités dans les formes les plus dures et les plus rigides, ce gouvernement poursuit consciemment la destruction d’aussi grandes parties que possible du peuple arménien, par des moyens empruntés à l’Antiquité et qui sont indignes d’un gouvernement qui veut être l’allié de l’Allemagne. Il a, sans nul doute, voulu se servir de la circonstance qu’il se trouve en guerre avec la quadruple Entente, pour se débarrasser de la question arménienne dans l’avenir, en ne laissant subsister que le moindre nombre possible de communautés arméniennes organisées. Il a sacrifié des hécatombes d’innocents avec les quelques coupables ».

 

  • Rapport du consul Von Scheubner-Richter d’Erzeroum, du 28 juillet 1915 (no 123 du recueil) :

« Les partisans de la dernière « orientation extrême du comité jeune turc » conviennent que le but final de leur action contre les Arméniens est leur extermination complète en Turquie. Après la guerre, nous n’aurons plus d’Arméniens en Turquie, a dit textuellement une personnalité autorisée ».

 

  • Rapport du consul Rössler d’Alep, du 3 janvier 1916 (no 226 recueil) :

« Un ingénieur allemand, qui était occupé, pendant les événements décisifs, à la construction du chemin de fer de Bagdad, à Ras-ul-Ain et à Tell-Abiad, et qui est entièrement digne de confiance, a donné des rapports émouvants qui permettaient de se rendre compte de l’extermination consciente et voulue des déportés par les organes du gouvernement turc ».

 

  • Rapport adressé le 30 juin 1916 par le comte Wolff-Metternich qui occupe le poste d’ambassadeur à Constantinople après la mort de Wangenheim :

Il révèle au chancelier allemand que le Comité Union et Progrès exerce un pouvoir absolu à travers l’empire et que le gouvernement n’a aucune autonomie, (no 282 du recueil) :

« Le Comité, écrit l’ambassadeur, exige l’extermination des derniers restes des Arméniens et le gouvernement doit céder. Mais le Comité n’est pas seulement l’organisation du parti gouvernemental dans la capitale. À toutes les autorités, du vali au kaïmakam, est adjoint un membre du Comité pour les soutenir et les surveiller. Les déportations des Arméniens ont recommencé partout. Mais les loups affamés du Comité n’ont plus beaucoup à attendre de ces malheureux, si ce n’est l’assouvissement de leur fureur fanatique de persécution. Leurs propriétés sont confisquées depuis longtemps et leurs biens liquidés par une soi-disant Commission. Si, par exemple, un Arménien possédait une maison évaluée à 100 ltq., elle a été adjugée à un Turc, ami ou membre du Comité, pour environ 2 ltq. Il n’y a donc plus beaucoup à chercher chez les Arméniens. Aussi la meute se prépare avec impatience pour le moment où la Grèce, forcée par l’Entente, se déclarera contre la Turquie ou ses alliés. Il y aura alors des massacres sur une échelle plus grande que ceux des Arméniens. Les victimes sont plus nombreuses et le butin plus tentant. L’hellénisme est l’élément culturel de la Turquie. Il sera détruit comme l’élément arménien, si des influences étrangères ne s’y opposent pas. Turquifier veut dire chasser ou tuer et exterminer tout ce qui n’est pas turc et s’emparer par la force des biens d’autrui. En cela et dans le braillement de phrases révolutionnaires françaises consiste pour le moment la célèbre renaissance de la Turquie ».

 

c) Loi provisoire réglant le dépouillement des Arméniens dont le contenu est révélé à Berlin par l’ambassadeur allemand :


Cette loi qui confirme l’ordre de déportation du 27 mai 1915 servit de paravent et les mesures de protection des biens qu’elle paraissait renfermé ne furent pas appliquées :

« Article 1 : Les biens, les dettes et les créances des particuliers et des personnes morales transportés ailleurs, conformément à la loi provisoire du 27 mai 1915, sont liquidés par les tribunaux sur la présentation des bilans dressés spécialement, pour chaque personne, par une commission instituée à cet effet.

Article 2 : Les propriétés bâties (vakf Idjareteinli) et les terrains vakf appartenant aux personnes dont il est question à l’article 1, sont inscrits au nom de la caisse du ministère des fondations pieuses ; les autres immeubles sont inscrits au nom du ministère des finances. Après épuration de la situation du propriétaire il lui sera remis le reliquat du montant de la valeur de sa propriété payée par l’un de ces deux ministères. Dans les procès concernant les immeubles et relatifs, soit à des contestations de propriété, soit à d’autres objets, la partie adverse est représentée par les fonctionnaires du cadastre. On peut établir la propriété par d’autres preuves que les actes de propriété délivrés par le ministère des Cadastres, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’un acte apocryphe. Si dans les actes de transfert et de vente faits par les personnes susvisées, dans les quinze jours avant leur transport, on constate à la suite d’un procès l’existence d’une simulation ou d’une tromperie excessive, l’acte conclu est annulé.

Article 3 : L’argent liquide, le bien mobilier délaissé, les créances et les dépôts des personnes précitées sont réunis, repris et exigés par les présidents des commissions ad hoc qui, en même temps, opèrent la vente des biens mobiliers délaissés pour lesquels il n’y a pas de contestation. Les sommes ainsi produites sont laissées en dépôt dans les caisses du ministère des finances au nom de leur propriétaire ».

 

III.            

Les documents et les archives anglaises et américaines

 

Le New York Times communique le premier décembre 1915 une lettre de l’ancien président Théodore Roosevelt au docteur Samuel Dutton, président de l’American Committee for American and Syrian Relief. Roosevelt dénonce le manque de fermeté du gouvernement américain devant les atrocités dont les Arméniens sont victimes. Des témoignages de missionnaires, d’infirmières, de consuls, de voyageurs, d’Arméniens survivants, paraissent dans la Gazette de Lausanne, le Times (Édition de Bucarest), le Manchester Guardian et des journaux Arméniens de Tiflis, Bakou, Alexandrie, Londres, New York et Boston. Le département d’État communique à l’American Relief Committee les documents qu’il a recueillis. Un Rapport du comité arménien de New York sur les atrocités commises en Arménie paraît à Paris en 1915. Le Comité de l’œuvre de secours aux Arméniens publie à Genève en 1915 et 1916 Quelques documents sur le sort des Arméniens en 1915.

Au début de 1916, il devient possible de dresser un bilan du drame alors qu’il achève de se consommer. Le vicomte James Bryce, président de l’Anglo-armenian Association, où il a succédé à Gladstone en 1897, s’efforce alors de compléter ces rapports, d’en vérifier l’authenticité par recoupements et de dégager un exposé général des événements. Pour compléter sa documentation, il s’adresse aux milieux pro-Arméniens des États-Unis et de Suisse. Il s’assure en outre la collaboration d’un jeune historien, distingué par l’Académie d’Oxford, Arnold Toynbee qui entreprend l’examen et la compilation des pièces dans l’esprit d’une enquête historique, sans négliger aucun élément et sans préjugé politique, et rédige un Résumé de l’histoire d’Arménie jusqu'à 1915. Les témoignages recueilles proviennent de diverses sources : la plus grande part a été fournie par des témoins neutres qui habitaient ou traversaient la Turquie en 1915 et 1916. Une seconde partie provient des Arméniens ou Nestoriens qui ont réussi a tromper la censure ou a se réfugier en Grèce, en Russie ou en Egypte ; enfin, particulièrement significatif, des documents allemands que Bryce est parvenu à obtenir soit parce qu’ils ont été publiés dans des journaux allemands, soit parce qu’ils lui ont été adressés.

L’analyse du dossier permet les conclusions suivantes :

  • Ces témoignages ont presque tous été rédigés par des témoins oculaires aussitôt après les événements alors que le souvenir était encore frais.
  • Des faits semblables ou de nature similaire survenus en différents endroits sont rapportés par de témoins différents et indépendants les uns des autres.
  • Un ensemble d’événements ou des faits précis se trouvent rapportés indépendamment et de façon concordante.
  • Le nombre des témoignages concordants provenant de différentes régions est si grand qu’il rend incontestables les faits principaux, et le caractère général des événements est établi sur des bases trop solides pour pouvoir être ébranlées.
  • L’examen des témoignages neutres confirme dans l’ensemble les dépositions des Arméniens et des Nestoriens et révèle qu’elles présentent moins d’exagération qu’on n’aurait pu le craindre, compte-tenu des traditions de langage hyperbolique et de l’émotion des victimes.

Cumulatifs, ces documents s’étayent les uns les autres et révèlent les mêmes faits, les mêmes intentions et les mêmes plans. Certes ils ne constituent pas des preuves juridiques telles qu’en eut obtenu une commission d’enquête qui aurait soumis les témoins à des interrogatoires contradictoires. Mais ils forment une preuve historique de la plus grande valeur.

En août 1916, l’ensemble des documents est présenté par James Bryce au vicomte Grey of Fallodon, secrétaire d’État au Foreign Office. Le gouvernement britannique publie alors le Livre bleu, traduit quelques mois plus tard en français avec des pièces complémentaires.


a)     

Le Livre bleu

 

Ce dossier constitue un document essentiel dans le processus de preuve de l’existence de l’élément matériel et même intentionnel du crime de génocide dans les massacres commis envers les Arméniens ottomans en 1915.

Il donne un bilan approximatif des victimes ainsi que de ceux qui vivaient dans l’Empire ottoman à l’époque où commencèrent les déportations. D’après le Patriarcat arménien qui avait fait une enquête en 1912, la population arménienne de l’Empire atteignait le chiffre de 2 100 000. Le gouvernement ottoman dans ses statistiques officielles les plus récentes donne le chiffre de 1 100 000 et pas plus. En divisant la différence en deux, nous prendrons momentanément le chiffre de 1 600 000 en admettant que le nombre réel est probablement compris entre ce chiffre et 2 000 000 et qu’il s’approche probablement davantage de ce dernier. Les autres nombres dont nous avons besoin peuvent heureusement être pris des témoignages d’étrangers neutres, chez lesquels des contradictions aussi déconcertantes sont plus rares.

Il faut, en second lieu, évaluer le nombre de ceux qui ont échappé à la déportation. Il y a des réfugiés qui y ont échappé en passant la frontière – 182 000 au Caucase russe et 4 200 en Egypte, d’après les rapports détaillés et dignes de foi. Il y a aussi deux importantes communautés arméniennes en Turquie, où les Arméniens, sauf les chefs, n’ont pas été molestés, – celles de Smyrne et de Constantinople. – Il doit rester environ 150 000 Arméniens à Constantinople.

Il y a ensuite les Millets catholiques et protestants qui furent nominalement exemptes de la déportation, ainsi que les convertis à l’islamisme, également exemptés. Il est impossible de donner des chiffres plausibles pour ces différentes catégories, car la conduite des autorités à leur égard a été des plus variables. Beaucoup de convertis à l’islamisme aussi bien que les Arméniens des deux autres « Millets », catholique et protestant, furent traités comme les Grégoriens et il n’est pas possible d’établir un chiffre du nombre des conversions, car on les encourageait dans certains centres et on les décourageait dans d’autres. Nous devons tenir compte également de ceux qui ont réussi à esquiver les filets du gouvernement.

En général, cette catégorie est de fait plus nombreuse qu’elle ne paraît et cela dans le Proche-Orient surtout. Mais, dans le cas présent, les Jeunes-Turcs semblent avoir exécuté leur plan avec une perfection prussienne et le nombre de ceux qui ont échappé doit être bien faible. Dans les villes comme Zeïtoun, Hadjine, Sivas, et Erzeroum, où nous avons des témoignages suffisants pour la contre-épreuve des évaluations présentées, les évacuations par déportations ou massacres semblent avoir été pratiquement complètes. À Erzeroum, par exemple, il y avait 20 000 Arméniens avant que ne commençât l’évacuation et il n’en restait pas plus de cent après. Ce n’est que dans les villages qu’on a pu cacher quelques réfugiés ; et cependant le nombre de ceux sortis de leurs cachettes depuis l’occupation russe est très faible.

D’après les recherches du Patriarcat, il y avait, en 1912, 580 000 Arméniens dans les vilayets d’Erzeroum, Bitlis et Van, actuellement occupés par les Russes. L’American Relief Committee a été récemment avisé par ses agents sur les lieux qu’il n’y existe plus actuellement que 12 100 Arméniens vivants. Quelle que soit la marge de réduction que, par suite du manque de statistiques authentiques, on veuille adopter, sur le premier chiffre on ne manquera pas d’être frappé par la proportion infinitésimale de 12 100 survivants. En admettant que les communautés de Constantinople et de Smyrne et les réfugiés représentent ensemble un total de 350 000, nous ne serons certainement pas au-dessous de la vérité, en évaluant à un quart de million le chiffre des protestants, des catholiques, des convertis et de ceux qui ont été épargnés, et en admettant que le nombre total des Arméniens de Turquie qui ont échappé à la déportation ne dépasse pas 600 000. Ceci porte à 1 000 000 au moins le nombre des déportés et massacrés.

Il faut, en troisième lieu, évaluer le nombre de ceux de ce million d’Arméniens déportés qui ont péri et le nombre de ceux qui ont survécu ; et ici encore nos données sont rares et il serait imprudent de généraliser, les agissements des autorités en cette matière ayant souvent varié. Dans certains vilayets comme Van et Bitlis, il n’y a eu aucune déportation, mais des massacres immédiats ; dans d’autres, comme Erzeroum et Trébizonde et aussi à Angora, déportations et massacres étaient équivalents, les convois étant systématiquement massacrés en route, à un des premiers arrêts.

D’autre part, en Cilicie, les hommes aussi bien que les femmes paraissent avoir été réellement déportés et il semble que les convois n’ont été réduits que par les maladies et les privations. Mais là même où il n’y avait pas de massacres en masse, au cours du voyage, les convois étaient, de fait, graduellement exterminés. C’est ainsi que d’une grande caravane de Mamouret-ul-Aziz et de Sivas, partie de Malatia au nombre de 18 000, il ne restait que 301 déportés à Viran-Chéhir et 150 à Alep. Nous avons le cas similaire d’un convoi de Kharpout qui, se rendant à Alep, se réduisit en route de 5 000 à 213, soit une perte de 96% ; mais en général les pertes semblent se maintenir avec certains écarts, dans les limites de 50% environ ; 600 déportés, d’un village du district de Kharpout, sur un total de 2 500 (24%) atteignirent Alep. Environ la moitié des Arméniens condamnés à être déportés ou massacrés ont succombé.

Ainsi, le 16 août 1915, un résident neutre de Constantinople, des plus autorisés, établit qu’il y avait alors, à sa connaissance, 50 000 exilés disséminés le long de la route de Bozanti, (la première interruption de la ligne du chemin de fer de Bagdad) jusqu'à Alep ; le 5 novembre, un autre témoin qui venait justement de parcourir cette route, écrivait d’Alep qu’il venait de croiser en chemin, entre Alep et Koniah, 150 000 exilés. Au 30 juillet 1915, 13 155 exilés avaient atteint ou traversé la ville d’Alep, et 20 000 autres y arrivèrent entre cette date et le 19 août. Au 3 août, 15 000 d’entre eux avaient été transférés vivants à Deïr-el-Zor et ce n’était là que le commencement des arrivées dans le district de Zor.

Aucun exilé à Damas avant le 12 août, mais il en était parvenu 22 000 entre cette date et le 3 octobre 1915. Ce sont là des faits isolés, qui apportent peu de clarté ; mais dans un bulletin du 5 avril 1916, l’American Relief Committee a publié un télégramme récemment parvenu aux États-Unis, d’une source autorisée, dans lequel le nombre total des Arméniens déportés, vivant en ce moment dans la région de Deïr-el-Zor, de Damas et d’Alep, est évalué en chiffres ronds à 500 000. Il est possible que ce chiffre soit exagéré, mais il n’est pas incompatible avec nos deux conclusions précédentes, d’après lesquelles le nombre total des Arméniens victimes du plan des Jeunes-Turcs était au minimum d’un million et que 50% au moins avait succombé. Aux 500 000 survivants en question des trois régions susmentionnées, nous devons ajouter une marge indéterminée mais peu importante, de déportés qui peuvent avoir été envoyés à Mossoul ou qui étaient peut-être encore en route en mars 1916 ; et cela porterait le nombre des victimes à peu près à 1 200 000.

Nous pouvons donc résumer cette enquête statistique en disant que les Arméniens ottomans semblent avoir en nombre égal, échappé, péri, ou survécu aux déportations en 1915 ; en évaluant à 600 000 le total de chacune de ces trois catégories.

 

b)     

Mémoires de l’ambassadeur américain, Henry Morgenthau : Vingt-six mois en Turquie

 

Il se passa quelque temps avant que les événements des massacres Arméniens parvinssent à l’Ambassade américaine, dans tous ses détails. Vinrent alors des rapports d’Urumia, qu’Enver et Talaat rejetèrent comme des exagérations insensées ; ils déclarèrent également que c’étaient les excès d’une populace en effervescence, et qu’il fallait les réprimer immédiatement.

Au début avril, on arrêta à Constantinople environ 200 Arméniens, qui furent envoyés dans l’intérieur. La plupart d’entre eux occupaient d’importantes situations, socialement ou matériellement parlant.

Cependant, le gouvernement ottoman, expliquait Talaat à l’ambassadeur américain, se trouvait en cas de légitime défense, car les Arméniens à Van venaient de révéler leurs talents révolutionnaires, et que les suspects de Constantinople, par leurs relations avec les Russes, étaient capable de provoquer une insurrection contre le gouvernement ottoman. Le moyen le plus sûr était donc de les expédier à Angora et autres villes éloignées ; Talaat niait que l’expulsion de la population arménienne fît partie d’un programme prémédité, et assurait même que celle-ci ne serait point inquiétée.

Cependant les détails arrivant de l’intérieur se firent plus précis et plus inquiétants. Le rappel de la flotte alliée des Dardanelles changea la face des choses anormales dans les provinces arméniennes ; mais lorsqu’on apprit d’une façon certaine que les amis traditionnels de l’Arménie, la Grande-Bretagne, la France et la Russie, ne pourraient plus venir à leur aide, les choses étaient devenues bien claires. On appliqua de même une censure très sévère à la correspondance, mesures qui étaient évidemment destinées à cacher les événements d’Asie Mineure.

Les porte-paroles de l’Arménie déclaraient que si l’ambassadeur américain ne pouvait persuader aux ottomans de mettre un frein aux persécutions et aux destructions, la race entière disparaîtrait.

Talaat expliqua à L’ambassadeur Morgenthau l’attitude de l’Empire ottoman à l’égard des Arméniens ; elle est basée sur trois points distincts : en premier lieu, il considère que les Arméniens se sont enrichis aux dépends des Turcs ; secondement, qu’ils ont résolu de se soustraire à la domination des ottomans et de créer un état indépendant ; enfin, qu’ils ont ouvertement aidé les ennemis de l’Empire, secouru les Russes dans le Caucase.

De même, il lui fait savoir qu’ils ont déjà liquidé la situation des trois quarts des Arméniens ; et qu’il n’y en a plus à Bitlis, ni à Van, ni à Erzeroum, et que la haine entre les deux races est si intense qu’ils leurs faut en finir avec les Arméniens.

Ensuite, Talaat fait savoir à l’ambassadeur américain que l’attitude de l’Empire ottoman à l’égard de ce sujet est absolument déterminée et que rien ne la fera changer, de même qu’ils ne veulent plus voir d’Arméniens en Anatolie, et que ces derniers peuvent vivre dans le désert, mais nulle part ailleurs.

Enver ajoute lors de ses discussions avec l’ambassadeur américain, qu’il y en a 28 millions d’habitants en Turquie et un million d’Arméniens, et que l’Empire ne veut pas que ce million trouble la paix des autres. Pour cela, la décision a été prise de disperser les Arméniens, pour les empêcher de nuire aux Turcs.

 

IV.           

Rapport du Comité Américain de New-York sur les atrocités commises en Arménie, octobre 1915

 

Un Comité formé de personnalités éminentes représentant des intérêts américains en Turquie, s’est livré à de profondes et soigneuses investigations sur les massacres commises envers les Arméniens ottomans. Un nombre énorme de faits a été ainsi réuni dans ce rapport, qui prévoit dans sa préface que les faits sont absolument authentiques, émanant de témoins oculaires irrécusables, parmi lesquels de nombreux missionnaires américains et des Consuls de pays neutres, dont on ne saurait mettre le témoignage en doute.

Le rapport précis que dès le 10 juillet 1915, la persécution contre les Arméniens prend des proportions sans précédent. Des rapports, provenant des régions très éloignées les unes des autres, établissent le plan bien arrêté de détruire les pacifiques populations arméniennes et, en ayant recours aux arrestations arbitraires, aux tortures, aux expulsions et déportations en masse d’un bout de l’Empire à l’autre, suivies de rapts, de pillages, d’assassinats et de massacres, d’arriver à la complète disparition et à l’anéantissement du peuple arménien.

De même que ce rapport met la lumière sur les étapes de déportations dans les différentes villes arméniennes et les souffrances subis par les enfants et les femmes surtout en état de grossesse avancée, ainsi que par les hommes induits dans l’armée et les notables Arméniens arrêtés et expulsés.

 

V.              

Le procès des Unionistes

 

Ce procès constitue une forme de reconnaissance de l’existence des éléments du crime de génocide dans les massacres des Arméniens de 1915. Le contenu de ce procès et sa conclusion annulent l’argument de la légitime défense et impliquent l’Ittihad dans l’organisation et l’exécution d’un complot visant à anéantir les Arméniens.

Devant les difficultés matérielles, en raison de la résistance des Ittihadistes et de l’impossibilité juridique – en raison de la dissolution de la Chambre des députés le 21 décembre 1918 – de saisir la haute Cour de justice, le gouvernement turc fit le choix de constituer, à sa place, des Cours martiales. Une commission d’enquête administrative dite « commission Mazhar » fut chargée de procéder à une première instruction des dossiers. Cette Commission instruisit 130 dossiers portant sur des fonctionnaires de l’État impliqués dans les massacres. Des preuves furent alors réunies notamment des télégrammes codés donnant des ordres de déportation et de massacres. Au début de l’année 1919, trois Cours martiales furent constituées à Constantinople et dix en province. L’acte d’accusation concernait « les massacres et le profit personnel illégal » et visait à poursuivre « les véritables instigateurs des crimes contre les Arméniens ».

Le procès le plus important fut celui mené contre les membres du Conseil des ministres et les dirigeants de l’Ittihad. Les principaux accusés étaient Talaat, Enver, Djemal, Behaeddine Chakir bey, le Dr Nazim bey, Aziz bey (chef de la sûreté) et Djevad bey (commandant de la place). Il s’agissait des plus hauts dirigeants, ceux qui avaient voulu, organisé et exécuté le processus d’extermination du peuple arménien. Ces individus furent cependant jugés en l’état de contumace en raison de leur fuite en Allemagne en novembre 1918.

Bien que les incriminations fussent celles du Code pénal ottoman, l’un des apports de cette mise en accusation était qu’aucune immunité ne fut accordée aux anciens dirigeants. Ils ont été jugés comme des criminels de droit commun. Leur responsabilité personnelle fut engagée

Il est ainsi possible de déduire de l’accusation et des condamnations prononcées deux enseignements. Tout d’abord, les Cours martiales ont implicitement relevé la gravité particulière des crimes en ce qu’ils étaient des massacres de masse visant intentionnellement à la destruction des Arméniens. Les termes de « destruction » ou « d’annihilation » qui renvoient à l’élimination du peuple dans sa totalité sont expressément utilisés par certaines décisions. Ensuite, les juges ont refusé d’accorder une immunité aux anciens dirigeants ou fonctionnaires. Au contraire, le fait que les massacres aient été ordonnés par l’autorité publique et exécutés par des fonctionnaires a été plutôt une circonstance aggravante aux yeux des juges Turcs. Ces deux éléments convergent vers une spécificité du crime qui allait donner naissance plus tard à l’incrimination de génocide. Les Cours martiales ont envisagé, à leur manière, la spécificité des crimes commis.

 

De plus, une condamnation même par contumace reste une condamnation. Des juridictions ottomanes ont, en application du droit ottoman, condamné d’anciens dirigeants du gouvernement. Que Talaat, Enver et Djemal aient été condamnés est un fait historique d’une importance capitale.


Rodney Dakessian

Beyrouth le 12-Octobre-2013

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