La normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie, apportera des avantages considérables sur des niveaux différents de la vie sociale, économique, technique, industrielle, technologique et politique des deux pays, surtout par l’effet de l’ouverture de la frontière commune entre eux.
Du temps de la Guerre froide, l’Arménie qui était alors la plus petite des républiques soviétiques, constituait un point de contact entre l’U.R.S.S. et la Turquie. L’ouverture d'un poste-frontière y remonte à 1927 et la ligne de chemin de fer qui traverse l’Anatolie et relie Kars à Gyumri permettait alors la mise en place d’un flux d'échanges commerciaux entre les deux pays.
Mais l’année 1991 sonne le glas de l’Union soviétique. Ankara reconnaît la République d’Arménie le 16 décembre 1991, quelques mois après sa déclaration d’indépendance. La Turquie n’effectue alors aucune distinction formelle entre ses nouveaux voisins du Caucase ; la reconnaissance de l’Arménie a d’ailleurs lieu dans la même période que celle de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie, ses deux républiques sœurs du Sud-Caucase.
Les deux années qui suivent verront se développer les contacts entre la Turquie et l’Arménie sur fond d’instabilité régionale croissante dans le Caucase du Sud. Le conflit du Haut-Karabagh, en particulier, ne tarde pas à affecter les relations arméno-turques.
Suite à cela, le gouvernement turc annonce alors le 3 avril 1993 sa décision de ne plus permettre l’acheminement par le territoire turc de l’aide destinée à l’Arménie. L’unique voie de passage utilisée alors entre les deux pays, le poste-frontière de Dogu Kapi/Akhourian est alors fermé.
Le contexte régional devient donc déterminant pour l’évolution des relations turco-arméniennes : l’établissement des relations diplomatiques, l’ouverture des voies de communication et d’échanges directs entre les deux pays en dépendent. La fermeture de Dogu Kapi/Akhourian et la décision de ne pas ouvrir un autre poste frontière, situé à quelques dizaines de kilomètres du centre d’Igdir et d’Erevan, Alican Kapi/Makara, ont pour effet la mise en place d’un embargo économique aux dépens de l’Arménie. Cet unique poste-frontière restera fermé, alors même que s’ouvrent des postes-frontière entre la Turquie d’une part et la Géorgie et le Nakhitchevan de l’autre.
La liaison aérienne entre Istanbul et Erevan, établie grâce à l’ouverture d’un corridor aérien en 1996, demeure le seul lien direct entre les habitants de deux pays voisins. La frontière est aujourd’hui marquée par un double grillage garni de barbelés et les deux pays sont séparés par un no-man’s land et des champs de mines : un rideau de fer hermétique sépare à présent Turcs et Arméniens.
La politique turque consiste essentiellement à maintenir la frontière fermée, ce qui, en pratique, rend le commerce entre les deux pays très difficile, même s’il n’est pas formellement interdit. Et étant donné que la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est également fermée, l’Arménie se retrouve largement isolée du monde extérieur. La fermeture de la frontière, mesure qui ne relève en théorie ni du blocus ni de l’embargo, a donc les effets de l’un comme de l’autre.
L’ouverture donc de la frontière turco-arménienne aura un impact évident sur l’Arménie. L’Arménie est un petit pays, doté de peu de ressources. Il doit importer pour satisfaire la demande intérieure, et exporter pour se procurer des devises. Cependant, le volume de son commerce extérieur est faible. Ses importations représentent le double de ses exportations, ce qui entraîne un déficit commercial considérable, de l’ordre de 29% du PIB. La plupart des analyses effectuées par les institutions internationales sur la situation économique de l’Arménie perçoivent la fermeture de la frontière turco-arménienne comme l’un des principaux problèmes du pays.
D’après les estimations de la Banque mondiale, le PIB de l’Arménie augmenterait de 30 à 38% en cas de levée de l’embargo (soit de 570 à 722 millions de dollars US). En guise de comparaison, l’U.E. et les Etats membres dépensent en moyenne 40 millions d’euros par an en assistance technique et aides. Certains économistes rencontrés dans la région prévoient un doublement du PIB en cas de levée du double embargo azerbaïdjanais et turc.
Le marché régional naturel de l’Arménie est constitué de la Géorgie, de l’Azerbaïdjan, du nord-est de l’Iran, de l’est et du sud-est de l’Anatolie : un marché de 50 millions de consommateurs qui représente un PIB de 100 milliards de dollars. Or, les embargos turc et azerbaïdjanais interdisent l’accès à 44% du marché régional de l’Arménie, puisque les territoires de l’est et du sud-est de l’Anatolie et de l’Azerbaïdjan lui sont essentiellement fermés. De plus, ces embargos accroissent le coût d’accès à 38% supplémentaires de ce marché régional, notamment dans le nord-ouest de l’Iran.
La Turquie est le pays le plus développé de la région, doté d’une économie de production diversifiée, et de ce fait un important partenaire potentiel pour l’Arménie. Cette dernière dispose toujours d’une capacité de production dans un certain nombre de secteurs industriels qui bénéficieraient de l’interaction avec l’économie de ce pays voisin. La Turquie a par ailleurs d’étroits liens commerciaux avec l’U.E. et les États-Unis, dont l’Arménie pourrait profiter.
En effet, outre l’accès au marché turc, l’ouverture de la frontière procurera un accès à travers la Turquie aux routes commerciales du Moyen-Orient et de la Méditerranée, et au-delà vers les marchés de l’U.E. La Turquie, en poursuivant son intégration économique avec l’U.E., entraînera sans aucun doute son voisin arménien vers l’espace économique paneuropéen.
Les difficultés d’acheminement des marchandises empêchent les flux d’échanges dans certains secteurs, notamment des matériaux de construction, de certains produits comme la viande, la farine ou le verre, qui nécessitent des conditions spéciales de transport. En effet, selon une étude préparée par le ministère de l’Industrie et du Commerce arménien, en cas de levée des deux embargos économiques, l’ouverture d’une seule liaison ferroviaire ferait accroître les exportations arméniennes de 25%, tandis que l’ouverture des quatre réseaux ferroviaires permettrait le doublement des exportations.
Selon les calculs réalisés dans le cadre de l’étude menée par la Banque mondiale, une normalisation de ses relations économiques permettra à l’Arménie d’économiser entre 6 et 8 millions de dollars par an en coût de transport pour les importations non énergétiques, et environ 45 millions de dollars en optant pour d’autres fournisseurs en gaz naturel et en pétrole. L’augmentation potentielle des exportations se situera entre 269 et 342 millions par an, ce qui équivaut à plus qu’un doublement du montant total des exportations. Parallèlement, le montant des importations supplémentaires nécessaires pour soutenir cet effort d’exportation s’élèvera à 100 millions de dollars. La balance des paiements devrait en conséquence connaître une amélioration de 220 millions de dollars, montant équivalent à 38% du déficit actuel de la balance commerciale. Ces estimations ne prennent pas en compte les effets d’une éventuelle libéralisation des échanges dans la région.
L’ouverture de la frontière paraît donc vitale pour l’Arménie, mais moins urgente pour Ankara, où l’on considère que son coût économique est le prix à payer pour les gains politiques escomptés de l’alliance avec l’Azerbaïdjan.
Rodney Dakessian
Beyrouth, 21-Aout-2013