Il n’y a pas eu à ce jour de reconnaissance formelle par les organes de l’Organisation des Nations unies (O.N.U.), tels que l’Assemblée générale ou le Conseil de sécurité, de l’existence du génocide des Arméniens. Cela ne signifie pas que ce génocide n’a pas été abordé dans le cadre de l’O.N.U.. Cette question a fait au contraire l’objet de très vives discussions à l’occasion de la rédaction d’un rapport sur « la question de la prévention et de la répression du crime de génocide ». C’est le fameux épisode du « paragraphe 30 » suivi du célèbre rapport Whitaker.
À la fin des années 1960, la Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités (qui était une section de la Commission des droits de l’homme elle-même placée sous l’égide du Conseil économique et social de l’O.N.U.) décida de consacrer une étude à la question de la prévention et de la répression du génocide. À cet effet, Nicomède Ruhashyankiko, un membre rwandais, fut nommé rapporteur spécial en 1971. Un rapport intérimaire fut déposé en 1973. Ce texte consacrait une première partie à un aperçu historique du génocide de la plus haute Antiquité à l’époque contemporaine. Après avoir mentionné le massacre de la Saint-Barthélemy, le rapport, à son paragraphe 30, déclarait :
« Passant à l’époque contemporaine, on peut signaler l’existence d’une documentation assez abondante ayant trait au massacre des Arméniens qu’on a considéré comme le premier génocide du XXe siècle ».
Cette mention allait provoquer une forme de tempête dans les cercles de l’O.N.U.. Et suite à des pressions politiques exercées par la Turquie et d’autres nations en ce temps, le rapport final déposé par Ruhashyankiko le 4 juillet 1978 ne contint plus aucune référence au génocide des Arméniens.
Cependant, et devant l’inertie du rapporteur spécial Ruhashyankiko, la Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités décida en 1982 d’entamer une nouvelle étude sur le génocide dans le but de réviser et de mettre à jour l’étude précédente, notamment afin de faire place au génocide des Arméniens. Dans la foulée, un nouveau rapporteur spécial fut nommé en la personne de Benjamin Whitaker, un expert britannique connu pour sa compétence et son indépendance. Il a su résister aux pressions exercées sur lui et a tenu à « protéger les victimes et non les gouvernements » selon ses propres mots. Le rapport préliminaire présenté en 1984 révéla la volonté affichée du nouveau rapporteur de réparer l’omission du génocide des Arméniens émaillant le rapport précédent. Le rapport final fut déposé le 2 juillet 1985 sous le titre « Version révisée et mise à jour de l’Étude sur la question de la prévention et de la répression du crime de génocide », et adopté à une forte majorité par la Sous-commission le 29 août 1985. Dans un rappel historique portant sur le concept de génocide, le rapport indiquait que :
« L’aberration nazie n’est malheureusement pas le seul cas de génocide au XXe siècle. On peut rappeler aussi le massacre des Hereros en 1904 par les Allemands, le massacre des Arméniens par les Ottomans en 1915-1916, le pogrom ukrainien de 1919 contre les Juifs, le massacre des Hutus par les Tutsis au Burundi en 1965 et en 1972, le massacre au Paraguay des Indiens Aché avant 1974, le massacre auquel les Khmers rouges se sont livrés au Kampuchéa entre 1975 et 1978 et actuellement le massacre des Baha’is par les Iraniens ».
Une mention expresse du génocide des Arméniens figurait dans cette version « révisée » de l’étude sur le génocide. C’était une mention très succincte qui était, au surplus, « noyée » au sein d’une pluralité d’événements s’étant produits au XXe siècle. La note de bas de page no 13 qui accompagnait la référence au génocide était cependant très fournie. La mention du génocide, explicite et totalement dénuée d’ambiguïté, laissait, dans le même temps, une place aux « thèses » turques notamment dans la mention en référence bibliographique des travaux turcs sur la question.
Cependant, et depuis 1985, une résolution a été adopté au sein de l’O.N.U. par l’Assemblée générale sur proposition de l’Arménie à l’occasion du 50e anniversaire de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Par cette résolution, l’Assemblée générale invitait les États qui n’avaient pas encore ratifié la Convention ou qui n’y avaient pas adhéré à envisager de le faire. Elle engageait en outre tous les États à accroître et intensifier leurs activités en vue de l’application intégrale des dispositions de la Convention.
Par la suite, un autre rapport portant sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance religieuse et concernant spécialement la Turquie a été remis à l’Assemblée générale de l’O.N.U. le 11 août 2000. Après avoir consulté des représentants non gouvernementaux Turcs et des experts indépendants, le rapporteur spécial déclara que « le parti Ittihad souhaitait créer une bourgeoisie nationaliste turque mais, face aux difficultés d’un tel projet, a profité des conditions de la Première Guerre mondiale pour éliminer en grande partie, en 1915, la communauté arménienne, et, par là même, confisquer leurs biens et propriétés transférés à une nouvelle élite locale ». Il s’agissait une nouvelle fois d’une mention incidente du génocide des Arméniens dans un rapport de l’O.N.U.
La question du génocide refit surface dans le cadre de l’O.N.U. à propos de la répression du terrorisme international. Le 4 mai 2001, le représentant turc à l’O.N.U. adressa une lettre au Secrétaire général se félicitant de la condamnation aux États-Unis de Mourad Topalian, un militant du Comité national arménien d’Amérique, pour détention d’armes. À cette occasion, le représentant turc fit le lien entre le terrorisme d’origine arménienne ayant frappé des cibles turques dans les années 1970-1980 et le terrorisme international tel qu’il est poursuivi aujourd’hui. Le 6 juin, le représentant arménien à l’O.N.U., sentant son pays visé par ces propos, répliquait très vigoureusement sans pour autant soutenir la pratique du terrorisme et en rappelant l’existence du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman. Cette lettre suscita une réponse du représentant turc par une nouvelle lettre du 29 juin 2001 à laquelle était annexé un document de 6 pages niant l’existence du génocide des Arméniens et stigmatisant les « colporteurs du mythe arménien ». La présentation d’un document négationniste dans les cercles de l’O.N.U. est riche d’enseignements car elle révèle que le véritable objectif de l’intervention turque était de discréditer la cause arménienne en rappelant l’épisode – au demeurant totalement condamnable – du terrorisme.
En conclusion, le génocide des Arméniens ne tient qu’une place très réduite au sein de l’O.N.U. Seule la mention de cet événement dans le rapport Whitaker, au demeurant fort succincte, est réellement significative.
Rodney Dakessian
Beyrouth le 15-Septembre-2014