L’élément intentionnel est fondamental en droit pénal. Appelé également élément moral, il s’agit de l’état psychologique de l’auteur d’une infraction. Dans le cadre des infractions intentionnelles, l’auteur doit ainsi commettre l’infraction avec la volonté d’atteindre un résultat prohibé par la loi. L’élément intentionnel est présent dans le crime de génocide. Il est même déterminant confronté à ce type d’infraction. En effet, selon des auteurs, « c’est l’intention qui détermine la spécificité du génocide ». En plus de l’intention générale de commettre un acte pénalement prohibé, le génocide réclame une intention spécifique, ce que l’on appelle un dol spécial : l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel. Pour qu’un génocide existe juridiquement, il faut donc que les actes matériels énumérés à l’article 2 de la Convention de 1948 (de l’alinéa ‘a’ à l’alinéa ‘e’) soient commis dans l’intention de détruire physiquement un groupe humain déterminé.
Le génocide des Arméniens en 1915-1916 répond-il à l’exigence d’une intention spéciale au sens de l’article 2 de la Convention de 1948 ? C’est une question épineuse pour deux raisons.
La première raison est générale : le critère tiré de l’intention a été vivement critiqué par certains auteurs qui y voient un obstacle à la poursuite des génocides. En effet, la preuve de cette intention est parfois difficile à rapporter. Les ordonnateurs d’un génocide peuvent se réfugier derrière l’absence d’intention prouvée de détruire un groupe comme tel pour récuser l’accusation portée contre eux. Comme l’écrit M. Cassese, requérir l’élément intentionnel « offre une échappatoire commode pour les États : ils nient avoir commis des actes de génocide, affirment que justement l’élément de l’intention manquait ». Dans la même optique, le critère de l’intention criminelle spécifique ne répond pas toujours parfaitement aux caractéristiques concrètes d’un génocide qui est le résultat d’un processus dynamique, complexe et souvent aléatoire. La preuve de l’intention est délicate dans la mesure où, parfois, l’intention de détruire un groupe humain se construit au fur et à mesure et ne résulte pas toujours d’une décision soudaine, claire et irrévocable.
La seconde raison est propre au cas arménien, et est d’ailleurs la suite logique et l’illustration de la raison précédente : la Turquie nie encore aujourd’hui avoir eu en 1915-1916 par le biais des autorités officielles alors en place l’intention de détruire la communauté arménienne de l’Empire ottoman. Il y a donc une dénégation de la part de la Turquie portant sur l’existence d’une intention spéciale, intention absolument nécessaire pour que le crime de génocide soit établi en vertu du droit international. La nécessité de rapporter la preuve d’une intention criminelle spécifique est bien une faiblesse intrinsèque de l’incrimination internationale de génocide en ce qu’elle ouvre la porte au négationnisme.
C’est donc sur l’existence de l’intention spécifique que le cas des massacres Arméniens est le plus délicat. Autrement formulée, la question se résume à la preuve de l’intention spécifique : comment prouver que les autorités publiques de l’Empire ottoman ont eu l’intention de détruire, en tout ou partie, le peuple arménien ? Il y a peu de traces écrites de l’intention délibérée d’exterminer le peuple arménien comme tel. Les papiers officiels et les télégrammes (codés ou non) ont en grande partie été volontairement détruits après la signature de l’armistice en 1918 par des membres du parti Ittihad.
Les fameux « documents Andonian » ne peuvent réellement servir à prouver l’existence de l’intention criminelle. Ils ont été récupérés après la Première Guerre mondiale par un journaliste arménien nommé Aram Andonian. Il s’agissait de lettres et de télégrammes pour la plupart échangés entre l’administration des déportés et Talaat, le ministre de l’Intérieur. En l’état, ces différents documents sont une preuve éclatante d’une volonté délibérée au plus haut sommet de l’État ottoman d’éradiquer la présence arménienne de l’Empire. L’un des plus connus et des plus parlants est un télégramme qu’a envoyé Talaat à la préfecture d’Alep le 9 septembre 1915 où il écrivait : « Le droit des Arméniens de vivre et de travailler sur le territoire de la Turquie est totalement aboli ; le gouvernement, assumant toutes les responsabilités à ce sujet, a ordonné de n’en même pas laisser les enfants au berceau ». Il se trouve cependant que ces documents présentent un certain nombre d’erreurs et d’approximations qui ont fait le jeu de certains auteurs négationnistes. C’est pourquoi, comme le précise Yves Ternon, bien que ces documents soient probablement véridiques, « il est préférable de clore le débat sur leur authenticité en s’abstenant de les présenter comme preuve de l’intention criminelle de l’Ittihad, d’autant qu’ils ne sont pas nécessaires à l’administration de cette preuve ». D’autres éléments, largement suffisants, montrent en effet l’existence d’une intention délibérée d’exterminer la population arménienne.
Le compte rendu d’une réunion secrète du comité central du parti Ittihad conservé dans les archives britanniques est, à cet effet, un document particulièrement probant. Cette réunion s’est très certainement tenue en janvier 1915 après la défaite de l’armée ottomane contre l’armée russe à Sarikamich. C’est à cette occasion que certains membres de l’Ittihad (Talaat, Nazim, Chakir notamment) établirent les « dix commandements » suivants :
« 1o En s’autorisant des articles 3 et 4 du CUP, interdire toutes les associations arméniennes, arrêter ceux des Arméniens qui ont, à quelque moment que ce soit, travaillé contre le gouvernement, les reléguer dans les provinces, comme Bagdad ou Mossoul, et les éliminer en route ou à destination. 2o Confisquer les armes. 3o Exciter l’opinion musulmane par des moyens appropriés et adaptés dans les districts comme Van, Erzeroum ou Adana où il est de fait que les Arméniens se sont déjà acquis la haine des musulmans, et provoquer des massacres organisés, comme firent les Russes à Bakou. 4o S’en remettre pour ce faire à la population dans les provinces comme Erzeroum, Van, Mamouret ul Aziz et Bitlis et n’y utiliser les forces militaires de l’ordre (comme la gendarmerie) qu’ostensiblement pour arrêter les massacres ; faire au contraire intervenir ces mêmes forces pour aider activement les musulmans dans des circonscriptions comme Adana, Sivas, Brousse, Ismid et Smyrne. 5o Prendre des mesures pour exterminer tous les mâles au-dessous de 50 ans, les prêtres et les maîtres d’école ; permettre la conversion à l’Islam des jeunes filles et des enfants. 6o Déporter les familles de ceux qui auraient réussi à s’échapper et faire en sorte de les couper de tout lien avec leur pays natal. 7o En alléguant que les fonctionnaires Arméniens peuvent être des espions, les révoquer et les exclure absolument de tout poste ou service relevant de l’administration de l’État. 8o Faire exterminer tous les Arméniens qui se trouvent dans l’armée de la façon qui conviendra, ceci devant être confié aux militaires. 9o Démarrer l’opération partout au même instant afin de ne pas laisser le temps de prendre des mesures défensives. 10o Veiller à la nature strictement confidentielle de ces instructions qui ne doivent pas être connues par plus de deux ou trois personnes ».
Ce texte a servi en tant que circulaire destinée aux vali (l’équivalent de gouverneurs régionaux) afin qu’ils mettent à exécution le plan d’extermination de la population arménienne. Ce document peut être considéré comme authentique. Il a été récupéré par les autorités britanniques en 1919 par l’intermédiaire de Ahmed Essad ancien chef de service de renseignement turc qui fut secrétaire de la conférence secrète de l’Ittihad tenue en janvier 1915. À lui seul ce document pourrait servir de preuve irréfutable d’une intention réelle et planifiée d’exterminer les Arméniens de l’Empire ottoman. On pourrait rajouter les nombreux témoignages étrangers, les récits des survivants, des documents ottomans tels que résultant des procès des Cours martiales qui montrent tous l’existence d’une volonté délibérée d’exterminer en tant que tel le peuple arménien.
Afin de renforcer la preuve de l’intention de détruire la population arménienne en tant que telle, il est utile de faire appel à des éléments corroborant. En droit positif, la preuve de l’intention de commettre un génocide, bien que l’intention soit de nature subjective, peut être rapportée sur la base d’éléments objectifs. Autrement dit, afin de pallier les travers d’un critère purement subjectif – dont la preuve comme l’on sait est difficile à rapporter – il y a en droit positif un processus d’objectivation de ce critère. Ainsi, il est possible de déduire l’intention de détruire un groupe humain d’un certain nombre de circonstances de fait qui rendent probable voire certaine l’intention criminelle spécifique.
En premier lieu, le nombre de victimes est un indice fort de l’intention de détruire un groupe humain. Certes, massacres de masse et génocide ne doivent pas être confondus. Mais comme le dit Y. Jurovics, « La répétition des actes criminels, c’est-à-dire leur commission systématique et généralisée, leur étendue géographique ou dans le temps, leur massivité, le nombre des victimes d’un même groupe, fournit une présomption simple mais claire de la présence d’une telle intention ». Plus le nombre de victimes est important et plus est sous tendue l’intention de détruire une collectivité nommée et désignée.
Dans le cas de l’extermination des Arméniens, le nombre des victimes, bien qu’encore contesté par certains historiens Turcs, oscille, rappelons-le, entre 1 200 000 et 1 300 000 soit les deux tiers de la population arménienne. Un tel nombre et de telles proportions, en ce qu’ils sont associés à une zone géographique étendue et à une répétition dans le temps, invitent naturellement à en déduire une intention de détruire l’ensemble des Arméniens de l’Empire ottoman.
En second lieu, un élément objectif révélant l’intention peut-être tiré de l’organisation des massacres. Pour M. Semelin : « ce qui atteste encore le mieux la volonté de ceux qui décident le massacre, c’est son organisation pratique, c’est-à-dire la mise en œuvre des moyens pour parvenir à l’élimination physique de telle ou telle catégorie de populations ». Il n’est pas contestable que la destruction physique du peuple arménien a été organisée au plus au sommet de l’État par le biais d’une structure pyramidale : les ordres étaient transmis du ministère de l’intérieur aux vali qui les faisaient ensuite exécuter sur le terrain, notamment par l’Organisation spéciale. La déportation des Arméniens était, quant à elle, confiée à une Commission des déportés. Il y avait donc une administration dont la fonction était de gérer le processus d’extermination des Arméniens. De manière plus générale, leur élimination obéissait à une rationalité d’ensemble et n’était pas issue de volontés désordonnées et sporadiques. Les massacres et les déportations n’étaient pas conçus et exécutés de manière isolée ou ponctuelle mais au contraire répondaient à un véritable plan. Il y avait un objectif net : l’extermination, la destruction, l’anéantissement (tous ces mots se retrouvent dans les différents témoignages) du peuple arménien.
En outre, l’acte d’accusation du procès des Unionistes – déjà développé précédemment – pointait le caractère intentionnel de l’extermination des Arméniens. Selon ses termes, la destruction des Arméniens était « le résultat de décisions prises par le Comité central de l’Ittihad ». D’après l’acte de poursuite, il y avait un plan décidé en vue de l’extermination dont la mise en application se faisait par le biais d’ordres transmis soit oralement soit par des messages codés. Le texte de l’acte d’accusation précisait même que « les meurtres ont été commis sur l’ordre et au su des Talât, Djemal et Enver bey ».
Une dernière précision quant à l’élément intentionnel du génocide doit être apportée. L’article II de la Convention de 1948 dispose que l’intention visée est celle de détruire un groupe « en tout ou en partie ». Cette nuance quant à l’intention de détruire soit la totalité soit seulement une partie d’un groupe humain a été abondamment commentée. Cela signifie que l’intention de détruire un groupe peut porter sur une partie seulement de ce groupe. Il faut alors que la partie du groupe humain dont l’extermination est voulue soit substantielle. Pour qu’il y ait génocide, il n’est donc pas nécessaire que les auteurs de l’infraction aient l’intention de faire disparaître totalement de la surface de la planète le groupe victime. L’intention poursuivie d’une élimination partielle (qui peut naturellement provoquer des millions de morts) suffit à caractériser le crime de génocide. Dans le cas arménien, les autorités ottomanes ont eu l’intention d’exterminer les Arméniens de l’Empire ottoman et non tous les Arméniens de la planète (ce qui concernait concrètement la diaspora arménienne déjà existante en 1915). L’extermination des Arméniens n’avait pas de vocation universelle. Le motif était essentiellement politique : il fallait régler par le meurtre de masse la « Question arménienne » dans le cadre d’un Empire ottoman menacé de désagrégation. Le fait que l’intention ait été celle d’une élimination d’une partie des Arméniens existants n’empêche pas la qualification de génocide.
Rodney Dakessian
Beyrouth le 30 juillet 2013